Le jeu comme un monstre. Un abîme sans fond où il fait pourtant bon s’engouffrer. Une pénétration exquise à l’intérieur du sexe d’une succube sans nom. Sur les planches du Théâtre Prospero, Le Joueur offre un plongeon dans l’horreur.
Écrit dans l’urgence, alors que Dostoïovski avait une échéance contractuelle à respecter, Le Joueur est un récit quasi-autobiographique où l’auteur russe explore sa dépendance au jeu. Facile à dire, sans doute, et les publicités de Loto-Québec à ce sujet reviennent facilement en tête. Point de bons sentiments ici, toutefois: l’écrivain responsable de Crime et châtiment, un pur produit de la littérature russe portant sur le vague à l’âme, plonge le proverbial couteau dans une plaie béante d’où monte une doucereuse odeur de charogne, et de laquelle s’écoule un mince filet de pus.
Image dérangeante, sans doute, mais l’oeuvre adaptée et mise en scène par Gregory Hlady n’est pas là pour faire plaisir au public. Le jeu est une drogue, transformant tout ce qui l’entoure en un cirque absurde d’où personne ne ressort indemne. Sur scène, Paul Ahmarani incarne Alexeï Ivanovitch, un homme dévoré par la passion du jeu qui se retrouve, un peu malgré lui, embrigadé dans un maelström de billets, d’ambition et de l’inexplicable attrait de cette bille courant sur le plateau circulaire de la roulette. Dans Le Joueur, on joue pour oublier, on joue pour s’évader, on joue pour se suicider.
On pourrait aller jusqu’à dire que Le Joueur n’a pas de sens sur le plan intellectuel: le public est bombardé de symboles visuels, musicaux, vidéo, théâtraux… Impossible d’absorber tous ces stimuli. Il faut plutôt se contenter d’en saisir quelques-uns au passage, dans l’espoir d’obtenir un portrait relativement complet d’une situation excessivement complexe. L’un des personnages aura d’ailleurs cette réflexion: en Russie, la vie se décline en extrêmes. La vie est soit complètement blanche, soit d’un noir de jais, et cette maxime tient aussi pour Le Joueur. Parfois, plusieurs personnages parlent au même moment, se tortillent sur scène, s’insultent, gesticulent. Immédiatement après, toute cette énergie disparaît, nous laissant pantois, essoufflés.
Si l’on salue le jeu grandiloquent des acteurs, et plus spécifiquement de Paul Amharani et de Danielle Proulx, qui livrent tous deux des performances exceptionnelles, quelque chose cloche avec Le Joueur. Quelque chose sur lequel il est difficile de mettre le doigt, d’autant plus que ce journaliste n’a pas eu l’occasion de lire l’oeuvre sur papier, dans sa forme originale. L’utilisation – à outrance, pourrait-on dire – de projections vidéo et de musique pour accentuer l’aspect psychédélique de la dépendance au jeu ou pour structurer la pièce en chapitres correspondant aux diverses sections du livre finit par déconcerter et déconcentrer les spectateurs. Au lieu d’une oeuvre correspondant au style de l’un des plus grands exemples de la littérature russe, on finit par se croire dans une déclinaison du Rocky Horror Picture Show, sans porte-jarretelles ni prestation sanglante de Meat Loaf. Par ailleurs, le choix d’afficher le nom des « chapitres » du livre sur des parties du décor ne fonctionne que si l’on est assis en plein centre des estrades; dans le cas contraire, on perdra quelques instants à tenter de déchiffrer les inscriptions.
Tous ces petits accrocs n’enlèvent rien à la qualité de la pièce. Simplement, on a l’impression d’une oeuvre « améliorée » pour le bénéfice des spectateurs, avec des résultats qui laissent parfois à désirer. Le Prospero frappe fort, très fort avec ce Joueur, mais il ne faut pas entrer dans la salle en s’attendant à ne pas heurter le mur de nos perceptions personnelles.