Jim Chartrand
Il y a des cinéastes au style si particulier que leur œuvre porte une signature qui ne peut que leur convenir. L’indomptable Quentin Tarantino en fait partie et livre indubitablement un film dont lui seul peut en être l’auteur avec son époustouflant The Hateful Eight, une proposition claustrophobique et hivernale qui pousse étonnamment plus loin les plus belles folies de son incorrigible audace.
Si Tarantino a toujours gardé le western comme inspiration première, il avait enfin enfilé le genre avec son jouissif Django Unchained, son film le plus accessible en carrière où il troquait judicieusement les dialogues pour des coups de fusil. Après cette récréation qui lui a valu un deuxième oscar de scénarisation, voilà qu’il nous revient dans la plus grande forme imaginable avec un film qu’il fait d’abord pour lui-même, narcissisme de créateurs oblige, mais aussi pour ses admirateurs, les vrais, et tous ceux qui partagent son amour inconditionnel du cinéma le plus pur.
Quelques années après la Guerre civile, une diligence et des personnages tous plus étranges et inquiétants les uns des autres, dont le destin se croise à l’aube d’un terrible blizzard dans le Wyoming. C’est ce qui attend le spectateur au premier abord, oui, mais aussi, à l’instar de ses personnages: l’attente, diluée tel un supplice dans un plaisir sadique qui se définit avec toujours plus de clarté au fur et à mesure que tous les desseins se dévoilent au grand jour.
C’est que dans ce refuge momentané que représente l’halte-routière Minnie’s Haberdashery, étrangement tenu par des inconnus, se réunit une bande de chasseurs de prime et une femme hors-la-loi dont la mise à prix vaut plus que tout ce qu’un seul homme pourrait espérer. Seulement, cette dernière a déjà été revendiquée par John « The Hangman » Ruth qui refuse de lui enlever la vie avant de l’avoir livré à la justice, élevant considérablement les tensions alors que l’avidité des personnages se cache dans leurs faux-semblants et leurs apparences qui laissent présager qu’ils sont bien loin d’être les gentlemen qu’ils prétendent être.
Pire encore, qui faut-il vraiment croire dans ce grand jeu de supercheries qui laisse sous-entendre que le hasard fait peut-être très mal la part des choses dans ces rencontres qui n’en sont pas vraiment et ces réunions qui n’ont comme obstacles que les unions qui ne vont que tarder à se dévoiler!
Ainsi, fidèle à ses habitudes, il faut laisser les chapitres défiler sous nos yeux, faire la rencontre des personnages jusqu’à en arriver au grand théâtre principal où Tarantino trouvera des façons remarquables de toujours revendiquer notre intérêt. Il faut dire que sa façon d’utiliser le 70 mm est tout simplement splendide et profite grandement des grands comme des petits espaces pour lui donner une profondeur qui surprend et qui nous permet de balayer les espaces clos du regard pour mieux en analyser la portée. C’est encore plus fascinant d’y voir prendre pied divers personnages tous plus délirants les uns des autres et interprétés avec une dévotion qui laisse sans voix.
Si Kurt Russell est certainement amusant et que Jennifer Jason Leigh ne donne pas sa place dans le grand penchant féminin de l’histoire, on se surprend à y découvrir une facette inédite de Tim Roth qui nous joue coup sur coup la carte Christoph Waltz. Certes, Michael Madsen, Demian Bichir, une présence inexplicable, mais réussie de Channing Tatum, Zoë Bell et Michael Madsen sont certainement plus accessoires, mais leur participation à l’univers ne fait qu’ajouter au poids de fortes figures qui se font face. Les grands honneurs reviennent alors à Samuel L. Jackson, tout simplement délirant, nuancé et toujours plein de surprises (comme dans chacune de ses participations dans l’univers de Tarantino) et au mésestimé Walton Goggins qui cabotine avec talent comme lui seul sait si bien le faire.
Le cinéaste permet alors une vitrine remarquable pour y faire briller ses interprètes, mais aussi le génie de ses dialogues qui sont plus que jamais la vedette de son long-métrage. Cette technique on la connait, il nous a fait le coup dans pratiquement tous ses films, de Death Proof à Pulp Fiction, en passant par son remarquableInglorious Basterds et sa mémorable scène d’auberge, toutefois, il n’avait jamais osé user du huis clos comme totalité et ça, ça risque d’en faire grincer des dents plus d’un, alors que tous les autres se réjouiront de ce festin inattendu.
Après tout, ces dialogues qui ne semblent rien dire de prime abord cachent toujours sa vision singulière des choses qui peuvent aisément ouvrir une centaine de débats fascinants. Comme quoi, s’il nous disait dans Kill Bill que « la vengeance est un plat qui se mange froid », ceux allergiques aux joutes verbales devront prendre leur mal en patience puisque Tarantino étire magnifiquement la sauce en faisant dialoguer ses pantins, augmentant subtilement le suspense et la tension avant de culminer en un dernier acte explosif gagnant.
D’apparence plus mature de par sa façon de prendre l’Amérique par les cornes, remuant subtilement les différents raciaux, sexistes, féministes et on en passe, The Hateful Eight n’en demeure pas moins une œuvre complètement tordue et obscène qui parle de Lincoln avant de faire exploser des cervelles. Désireux de ne pas équilibrer les choses avec égalité (après tout, il n’y a pas de justice dans ce monde), Tarantino livre une création sans concessions qui joue le tout pour le tout en osant là où personne ne voudrait oser. Et ça, c’est tant mieux pour nous! Comme quoi, après avoir massacré Hitler, l’incorrigible cinéaste nous prouve qu’il a encore du culot.
À noter que la version exclusive Roadshow en 70 mm vaut le déplacement puisque si son prologue permet de savourer davantage l’excellente trame sonore originale par le mythique Ennio Morricone, tout se joue avec l’intermission de 12 minutes. Non seulement cet entracte équilibre le long-métrage d’une manière singulière, mais en plus, il permet l’ajout d’une scène inédite qui n’a de raison d’être que dans cette version et, franchement, c’est un ajout nécessaire pour le côté jouissif de toute cette expérience qu’on a seulement envie de revoir au plus vite.
9/10
The Hateful Eight prend l’affiche exclusivement à Montréal en version Roadshow 70 mm le 25 décembre en version originale anglaise au Cinéma Banque Scotia et en version traduite française au cinéma Quartier Latin. Il sortira en version conventionnelle le 1er janvier suivant.