Hugo Prévost
Développé par Smoking Car Productions et édité par Broderbund et Interplay, The Last Express est, encore aujourd’hui, un bijou du jeu d’aventure. Sorti en 1997, le jeu continue de s’imposer à la fois comme une référence en termes de divertissement vidéoludique, et comme un objet numérique non-identifié.
Sous les traits de Robert Cath, un jeune Américain recherché par la police, le joueur devra résoudre une série d’intrigues ayant cours à l’intérieur du dernier voyage du célèbre train Orient-Express, au moment même où la Première Guerre mondiale est sur le point d’éclater officiellement. Pendant les trois jours de trajet entre Paris et Constantinople (aujourd’hui Istanbul), il faudra déjouer une conspiration qui se trame dans les corridors étroits des wagons-lits et entre deux repas au wagon restaurant.
En créant The Last Express, Jordan Mechner (Prince of Persia) a employé plusieurs procédés qui font de son jeu un titre unique. Le contexte, d’abord: Mechner et son équipe ont choisi la subtilité pour créer un univers crédible, sans toutefois marteler les thèmes et les informations sur l’environnement historique. La guerre gronde, bien sûr, mais si l’on ne porte pas attention à certaines répliques, ou si l’on ne se prend pas à lire les divers documents accessibles au joueur, on passe rapidement à côté d’ajouts scénaristiques qui viennent enrichir l’expérience. « M. Jaurès ne s’est pas présenté au départ », peut-on lire sur la liste de passagers du contrôleur de notre wagon… l’activiste pacifiste Jean Jaurès ayant été assassiné peu de temps avant à Paris. Ce même contrôleur lit d’ailleurs un magazine dont l’illustration en Une est une reproduction du meurtre de l’archiduc François-Ferdinand, événement qui précipitera l’embrasement de l’Europe, et ensuite du monde entier.
« Toute l’Europe est sous la pluie » lancera de son côté le personnage de Cabot, lors d’une discussion avec notre héros. De fait, le macrocosme géopolitique impliqué est bien installé dans le microcosme du train: Français, Anglais, Serbes, Américain, Russes, Ottomans… et même un Allemand et une Autrichienne (ou plutôt une Austro-Hongroise), tous occupent diverses cabines dans ce train qui parcourt le territoire européen pour une dernière fois avant la boucherie de 1914-1918.
À cet univers étriqué, il faut ajouter le charme suranné des années d’avant-guerre: les détails des anciens wagons ont été reproduits avec un sens impressionnant de la minutie. Les boiseries, les tapis, les jeux d’ombre et de lumière… tout est pensé pour nous installer dans une ambiance à la fois luxueuse et mélancolique. L’Europe d’antan est sur le point de disparaître, et comme le Titanic, deux ans plus tôt, c’est cet autre mode de transport pour riches qui effectue son chant du cygne.
Toujours pour nous faire vivre ce voyage en train de la façon la plus réaliste possible, l’écran de jeu est adapté aux dimensions des wagons. Grand et étriqué lorsque le personnage voyage d’un wagon-lit à un autre, il gagne en largeur dans le fumoir, ou encore dans le wagon restaurant. Basé sur les principes fondamentaux du pointe et clique, The Last Express se contrôle uniquement à la souris, la forme du curseur se transformant en fonction des gestes qu’il est possible de poser.
Le rythme lent et posé du jeu va par ailleurs subir une transition rapide lors des diverses scènes de combat: au lieu d’intriguer finement, Cath devra vendre chèrement sa peau, et si les mouvements à effectuer viennent rapidement à l’esprit lorsque vient le temps de rejouer l’aventure après plusieurs années, le néophyte s’y reprendra à plusieurs occasions pour s’en tirer et passer à la suite.
The Last Express est aussi une aventure contemplative forçant parfois le joueur à s’arrêter et à s’imprégner de l’atmosphère pour faire progresser le scénario. Certains événements n’auront en effet lieu que si le joueur a suffisamment fait avancer l’heure, celle-ci progressant par elle-même au fur et à mesure que le temps passe (forcément), mais aussi lorsque Robert Cath atteint divers objectifs.
Avec ses acteurs d’abord filmés à la caméra traditionnelle pour être ensuite intégrés dans le jeu en rotoscopie – une technique utilisée à quelques occasions au cinéma – et ses mouvements volontairement saccadés, The Last Express peut dérouter, voire rebuter. On est forcément très loin des jeux d’actions où tout se déroule à la vitesse de l’éclair, et les joueurs recherchant la plus grande fidélité visuelle possible seront déçus. Mais, encore une fois, tout cela contribue à créer une ambiance particulière, sorte de coucher de soleil vidéoludique sur une certaine idée de l’Europe qui pourrit déjà depuis quelques temps, et à qui les combats de la Première Guerre mondiale porteront un coup fatal.
Seul exemple d’une production du genre, The Last Express est resté là, création unique dans le bon et le mauvais sens du terme. Impossible de présenter une suite dans un environnement similaire: ce nouveau jeu serait immédiatement accusé de procéder à une simple récupération. Une petite communauté d’amateurs du jeu font pourtant pression pour que leur rêve devienne réalité. Au lieu d’une suite des aventures de Robert Cath, toutefois, il a fallu se contenter d’une transposition sur tablettes, pompeusement baptisée version « haute définition ». Cette version pour plateformes mobiles a par la suite été ramenée sur PC via le service Steam, mais on y trouve une interface moins intuitive qu’à l’origine, et certains effets sonores semblent avoir disparu. Mieux vaut donc se rabattre sur les sites d’abandonware, où l’on peut mettre la main sur la version française du jeu, disponible gratuitement et qui s’installe en un tournemain. Le titre est aussi en vente sur Gog.com.
The Last Express est un jeu à part, un classique indémodable aussi figé dans le temps que le sont les événements décrits dans son scénario. S’y replonger, c’est revenir à une époque où l’on se fait appeler au téléphone pour non pas se faire raconter la fin, mais plutôt se faire rejouer la fin, le récepteur collé sur le haut-parleur. C’est recevoir le jeu tout juste avant Noël et ne pas pouvoir l’utiliser sur l’ordinateur familial parce que la carte sonore n’est pas configuré sur la machine fonctionnant alors sous Windows 95. C’est s’émerveiller sur le fait que le titre nécessitait trois disques. C’est suspendre le cours du temps, ne serait-ce que pendant quelques heures.