Derrière le faste de Wall Street et le luxe de Fifth Avenue, le rêve américain persiste à travers le multiculturalisme qui fait la richesse de New York. Les documentaires In Jackson Heights (2015) de Frederick Wiseman et Field Niggas (2014) de Khalik Allah présentés dans le cadre des Rencontres internationales du Documentaire de Montréal (RIDM) nous sortent du circuit touristique pour nous initier à cette cohabitation identitaire de la grosse pomme.
Peu importe le tour bon marché que l’on prend pour séjourner à New York, l’autobus débarque son lot de touristes à Times Square non loin du Red Lobster. L’aura de lumière bleutée des panneaux publicitaires nous guide vers un autre attrait: Broadway, le réservoir de talents à l’américaine. Ces interprètes qui savent jouer, chanter et danser.
À quelques lieux du pont de Brooklyn, à côté de l’île où la statue de la Liberté s’élance, une autre île demeure intrigante. Le site officiel d’Ellis Island chiffre à 12 millions le nombre d’immigrants qui sont passé par cette douane de 1892 à 1954 avant d’être admis aux États-Unis. Dans l’idée de rompre avec l’engrenage du colonialisme, une foule d’émigrants avaient choisi « l’Amérique » et ont peuplé New York.
« Si c’est la force qui décide, la France a perdu la sienne; si c’est le droit, la France n’a jamais eu celui de disposer du destin des populations non françaises (…) La plus grande faute que pourrait commettre actuellement la France libre serait de vouloir, le cas échéant , maintenir cette prétention comme absolu devant l’Amérique », écrit la philosophe Simone Weil dans À propos de la question coloniale dans ses rapports avec le destin du peuple français en 1943.
Lumière sur un microcosme
À 20 minutes de transport en commun à partir de Manhattan, Frederick Wiseman nous amène à Jackson Heights situé dans l’arrondissement de Queens. Là, où les couleurs des étalages de fruits et de légumes à l’avant des marchés, d’un mur extérieur de fleurs d’un fleuriste ambulant et des comptoirs alimentaires indiens forment la façade d’une diversité au sens large du terme.
Derrière la muraille multicolore du quartier, un groupe d’homosexuels se rencontrent dans une synagogue pour discuter de la « gay pride », des résidents en provenance de tous les continents tiennent des restaurants et des commerces, des transsexuels militent contre le profilage des policiers, les musulmans pratiquent leur religion parmi les autres et on estime que 167 langues différentes sont parlées dans le quartier.
Puis, il y a les rassemblements sur le trottoir pour visionner un match de soccer, les soins pour le corps, le cours de baladi, la formation pour devenir chauffeur de taxi et on nous montre les étapes de A à Z de l’abattage halal de volailles.
Le documentariste tourne son film à un moment où les résidents doivent se mobiliser pour préserver leur paradis. Plusieurs commerçants ont reçu un avis d’éviction afin que de grandes chaînes comme Home Depot, Gap et Dunkin’ Donuts puissent s’y établir. Un peu comme si le Quartier Dix30 voudrait s’établir à la Plaza St-Hubert. Alors, on passe d’une assemblée populaire à l’autre pour discuter du projet.
La longue durée du film, environ trois heures, nous renvoie l’impression que la salle de cinéma dans laquelle on est assis est une extension de la salle commune. Parfois, les discours sont longs, d’autres fois, très pertinents !
Harlem, la nuit
Avec Field Niggas (2014), on s’aventure dans une temporalité qui appartient à la nuit. Le photographe Khalik Allah filme dans un mouvement de flottement ceux qu’il appelle « les esclaves des champs modernes » au coin de la 125e rue et de l’avenue Lexington au nord de Manhattan. Les gros plans découvrent les stigmates d’existences rongées par divers problèmes : pauvreté, toxicomanie, prostitution.
On a droit à une série de portraits de ces résidents démunis qui font vivre le système judiciaire à force de se faire arrêter, d’aller en prison et même de trouver la mort, d’après le documentariste qui est venu présenter son film. Les policiers qui patrouillent font également partie du panorama.
Le son pas synchronisé avec l’image décale ce qu’on entend de ce qu’on voit même si les deux bandes relatent un même espace-temps. Ce décalage accentue l’effet de flottement dans l’espace filmique, qui rappelle l’engourdissement de l’état de veille ou de l’insomnie. Par contre, le documentariste ancre son film d’une autre façon. Il n’éclipse pas sa présence.
À plusieurs reprises, on voit son reflet. Les éléments qui composent cette réalité lui rappellent sa jeunesse lorsqu’il habitait dans le quartier, nous a-t-il confié. Il puise dans ses souvenirs pour créer un ancrage symbolique.
Inspiré de la pensée du militant Malcom X, le photographe rend hommage à ces Afro-Américains inadaptés à la société américaine toujours empreinte de racisme. Sa subjectivité nous donne accès à une réalité inaccessible via le tourisme.