Surtout connu pour ses grand succès géopolitiques des années 1980 qui ont été déclinés en films et en jeux vidéo (The Hunt for the Red October, Rainbow Six, Ghost Recon, etc.), le défunt auteur Tom Clancy est devenu avec les années une véritable machine à produire du contenu, apposant son imprimatur sur quantité de livres d’une qualité pas toujours égale.
Avec L’Ours et le Dragon, Clancy reprend la formule déjà exploitée dans Tempête rouge. Une dictature sur le bord de l’effondrement décide de s’engager sur le sentier de la guerre pour assurer sa survie politique, provoquant du même coup un conflit mondial impliquant les États-Unis. Cette fois, cependant, l’histoire s’inscrit dans la continuité de la saga de Jack Ryan, d’abord analyste de la CIA (entre autres dans Octobre Rouge), puis éventuellement président des États-Unis (Sur Ordre) à la suite d’un étrange concours de circonstances. De toute façon, Clancy n’a jamais été célèbre pour ses intrigues à caractère politique.
En fait, ce n’est pas tout à fait vrai. The Hunt for the Red October, Le cardinal du Kremlin et quelques autres ouvrages des années 1980, au plus fort de la Guerre froide, sont des pièces d’anthologie, une sorte de version américaine de John Le Carré, sans toutefois atteindre la même grandeur que le maître anglais. Clancy présente un aspect technique de l’espionnage et de la guerre, une froideur mathématique qui peut en rebuter certains, mais qui apporte aussi une vision manichéenne des conflits. Après tout, les personnages auront beau avoir des émotions, ce seront les machines qui feront le sale boulot. Quant aux hommes, ils seront de la chair à pâté, rien de plus.
Cette déshumanisation de la guerre et des affrontements entre les pays avait atteint son paroxysme dans Tempête rouge, paru en 1986. On nous donne un élément déclencheur en début de roman (un attentat terroriste islamiste contre d’importantes installations pétrolières soviétiques), pour ensuite nous asséner une vérité géopolitique tordue: afin d’assurer l’approvisionnement pétrolier de Moscou, il faudra détruire l’OTAN avant d’envahir la région du Golfe Persique. S’ensuivront des déluges de feu en Allemagne de l’Ouest et des combats dans les eaux de l’Atlantique et au-dessus de celles-ci. Le tout pour un résultat assez peu convaincant.
L’Ours et le Dragon reprend le même principe: la Chine cherche, depuis quelques livres, à s’emparer d’une partie de la Sibérie pour étendre son influence et pouvoir y envoyer sa population excédentaire. Ajoutez à cela la découverte d’immenses réserves d’or et de pétrole dans la région, et vous obtenez une proie bien tentante. Éventuellement, Pékin déclenchera la Troisième Guerre mondiale, la Russie ayant intégré l’OTAN (!) pour obtenir l’appui des Américains et d’un Jack Ryan plus déterminé que jamais. Surtout que l’année précédente, il avait déjà donnée une raclée à la fusion intégriste de l’Iran et de l’Irak qui avait lancée une attaque à l’Ebola en sol américain, des péripéties contées dans Sur Ordre.
L’obsession de Clancy de vouloir intégrer tous ces scénarios au sein d’une méta-intrigue donne naissance à une action qui commence… à la 750e page, environ. Et l’on parle ici d’un livre en grand format, pas à l’édition de poche en deux volumes. Oui, bien sûr, on nous parle pendant 700 pages des joueurs qui se mettent en place, des enquêtes sur de possibles ex-Forces spéciales russes devenues agents pour les Chinois, ou encore des tribulations de Jack Ryan dans le Bureau-Ovale, mais pour un livre qui promet une guerre entre les deux titans asiatiques, l’ours russe fatigué et le dragon chinois piaffant d’impatience, L’Ours et le Dragon est franchement soporifique.
Oh, et dans ces 750 pages, Clancy nous rabat les oreilles avec le personnage si vertueux de Jack Ryan, tellement dévoué à son pays qu’il n’aime pas le pouvoir de la présidence et qu’il a bien hâte d’en sortir pour… retourner à Wall Street réaliser un coup d’argent. Avec sa prise de position contre l’avortement, son amour de la cigarette et son tempérament sanguin, Clancy nous présente Ryan comme le modèle américain à suivre; l’image passe peut-être quand on est adolescent et que l’on a simplement envie que Moscou et Pékin se foutent sur la gueule à grands coups d’explosions, mais à la relecture, ça passe (très) mal. D’autant plus qu’on y ajoute une dose de racisme (les Chinois sont des Klingons, dixit Ryan), de misogynie et autres joyeusetés. Pas qu’il faille simplement se jeter à plat ventre devant le temple du politiquement correct, mais les prises de position de droite sans véritable explication ou justification, ça fait dur.
Bref, L’Ours et le Dragon, ce sont au moins 750 pages d’un ennui profond et de dialogues redondants, suivies d’environ 150 pages de semi-action où l’armée chinoise est joyeusement canardée par les forces américaines, invincibles devant l’Éternel. À se procurer si l’on est vraiment accro à Clancy, ou si l’on a besoin de papier pour emballer sa vaisselle lors d’un déménagement. Même le prix de 4,50$ chez le bouquiniste représente une dépense inutile. C’est dire!