Il existe deux types de gens: ceux qui regardent des vidéos sur les jeux vidéo, et ceux qui n’en regardent pas. La distinction paraît sommaire, mais le fait est qu’alors que le divertissement en ligne continue de gagner en popularité, avec la pléthore de séries web et autres capsules diffusées sur le web, certains artisans forts en verve ont décidé de prendre d’assaut l’univers numérique afin de se faire connaître… et, oui, gagner leur vie en jouant à des jeux vidéo.
L’idée ne date pas d’hier: se filmer, ou filmer un écran et mettre le tout en ligne est possible depuis de nombreuses années, mais la démocratisation des moyens d’enregistrement et l’inclusion de plus en plus constante des méthodes de partage de séquences vidéo directement à partir des appareils de jeu – la nouvelle console Playstation sera ainsi livrée avec des manettes disposant d’un bouton share – a permis une véritable explosion du nombre de ces commentateurs, critiques, analystes et autres joueurs.
Désormais, il suffit de se rendre sur YouTube, par exemple, pour trouver des séquences de jeu – le fameux gameplay – d’une énorme quantité de titres, qu’il s’agisse des plus récents jeux sur console ou PC, ou d’anciens titres enfermés dans des cartouches au plastique jauni par les années.
Contrairement aux apparences, le visionnement de vidéos portant sur les jeux est particulièrement populaire auprès des joueurs, qu’ils soient occasionnels ou de véritables mordus. Qu’il s’agisse d’une critique d’un jeu réalisée sur un site spécialisé – et ils sont légion! – ou d’un montage réalisé par un simple citoyen sur l’ordinateur familial, des chaînes entières sont entre autres consacrées au genre sur YouTube et d’autres sites du genre.
On y trouve d’ailleurs de tout: du tutoriel pour franchir un niveau particulièrement corsé dans Dark Souls à la longue reprise d’un combat multijoueurs du jeu de stratégie Rome: Total War, en passant par les marathons de jeu à des fins caritatives. Facile, pour les internautes, d’y perdre plusieurs heures dans cette version électronique de l’art de regarder l’un de ses amis jouer à un jeu en attendant son tour.
Ne s’improvise cependant pas étoile montante de YouTube qui veut. Comme l’ont prouvé Norman, de NormanFaitDesVidéos, ou encore Gabriel Roy, un blogueur vidéo québécois, il est nécessaire de se bâtir un auditoire pour obtenir de la visibilité; et cela prend du temps et – presque toujours – du talent.
Ces exigences sont les mêmes pour le « secteur » des vidéos de jeux: nul ne s’improvise comédien ou animateur du jour au lendemain, et ces artistes du numérique consacrent certainement plusieurs heures, voire plusieurs dizaines d’heures à effectuer de la recherche, écrire leurs textes et monter leurs créations.
Voilà du moins le cas pour Clint Basinger, un blogueur vidéo américain mieux connu sous le pseudonyme de LGR, du nom de sa chaîne YouTube, Lazy Game Reviews. Dans une entrevue accordée à Pieuvre.ca, M. Basinger, dont les capsules vidéo représentent désormais sa seule occupation professionnelle, travaillait comme concepteur et fabricant de cadres pour photos pendant les années où il a fait ses armes sur le web.
« Je sentais que mon travail ne menait nulle part, et le nombre de visionnements de mes vidéos augmentait sans cesse. J’ai démissionné et j’ai commencé à me concentrer sur mes vidéos. Je vis des revenus publicitaires via YouTube et je peux donc parler des jeux à n’importe quel moment, et de la façon qui me plaît », dit-il.
LGR propose plusieurs types de vidéos: des critiques de vieux jeux de l’époque des premiers disques compacts, voire des disquettes (dures et souples!); des séquences de jeu « en direct », où la vidéo représente une séquence de jeu complète, sans coupures; et les étranges oddware, où sont examinées de surprenantes pièces de matériel informatique qui ont fait leur temps depuis belle lurette.
« Je ne suis pas sûr si j’ai jamais consciemment choisi de faire des vidéos sur les jeux. J’ai simplement commencé à faire des vidéos sur divers sujets, et les jeux étaient l’une des choses qui m’intéressaient vraiment. Cependant, j’ai commencé à me concentrer sur les jeux une fois que mes vidéos sont devenues populaires sur YouTube. Après cela, j’ai orienté ma chaîne vers les jeux, même si je continue de couvrir des choses comme le vieux matériel informatique et d’autres sujets reliés. »
« Le temps nécessaire pour enregistrer un épisode dépend entièrement de la vidéo. Certains, comme les LGR Plays, nécessitent habituellement seulement deux heures à compléter. Les critiques de jeux habituelles demandent de 10 à 20 heures de mon temps. Et mes capsules spéciales sur des trucs comme les DRM ou les évaluations de vieux ordinateurs peuvent prendre de 20 à 40 heures, en raison de toute la recherche et des aspects techniques que je dois apprendre et partager dans les vidéos », précise M. Basinger.
La question de la préparation – et du temps que les divers producteurs de contenus doivent y consacrer – varie pour chaque animateur et genre de vidéo mise en ligne. Le bien connu Joueur du Grenier, de son vrai nom Frédéric Molas, un sympathique Français aux chemises hawaïennes stupéfiantes et au langage coloré qui examine entre autres les navets numériques de l’âge d’or des consoles, publie environ une vidéo par mois, sauf imprévu. Quant à James Rolfe, mieux connu sous le nom d’Angry Video Game Nerd – que l’on pourrait qualifier d’ancêtre du genre, avec des premières vidéos remontant à 2004 -, il a longtemps tenté de tenir le rythme de deux capsules par mois, pour ensuite en revenir à une fréquence mensuelle. Symbole de sa popularité auprès des internautes, toutefois, il travaille depuis plus d’un an à la réalisation et à la production d’un long-métrage basé sur son personnage aux nombreux jurons, et dans lequel il tient le rôle principal.
Autre figure célèbre de ce groupe sélect de vidéastes, le Britannique Dan Hardcastle, ou Nerdcubed, vit lui aussi des fruits de son labeur numérique. Il tente de son côté de tenir un rythme particulièrement élevé, soit environ cinq vidéos par semaine, qu’il s’agisse de séances de jeu passées sous le bistouri du logiciel de montage (Nerdcubed Plays…), de moments partagés avec son père, ou de jeux joués en entier.
La préparation, la clé du succès
Ce qui sépare ces quelques individus à la popularité parfois suffisante pour vivre des revenus publicitaires fournis par YouTube des centaines, voire des milliers d’autres continuant de produire des vidéos pour le simple plaisir de le faire est la préparation. Qu’il s’agisse de textes préparés, de scénarios minutieusement répétés, du développement de personnages ou d’un niveau de pratique suffisant pour être capable d’entretenir un monologue suffisamment intéressant avec son public, le show business des jeux vidéo ne diffère en rien du théâtre, ou du stand up humoristique traditionnel; la pratique fait la différence entre une poignée de visionnements ou, dans le cas de LGR, par exemple, entre 1,2 et 1,7 millions de clics par mois.
Au-delà des statistiques brutes, quels sont les facteurs expliquant une telle popularité pour un genre de divertissement ne disposant d’aucune publicité conventionnelle? L’explication pourrait être plus simple qu’il n’y paraît; après tout, le secteur du jeu vidéo représente un marché plus lucratif que celui du cinéma, et regroupe plusieurs dizaines de millions de personnes. D’un autre côté, la modernisation des médias et la mutation vers le numérique n’ont pas épargné les publications spécialisées. S’il existe encore des magazines papier portant sur l’univers des jeux, la plupart d’entre eux disposent également d’un site web où il est possible, entre autres, de publier des vidéos.
C’est d’ailleurs ce qui attire Pierre-Alexandre Fortin, qui confie passer de deux à trois heures par semaine à se renseigner sur des jeux en particulier, ou prendre les dernières nouvelles de l’industrie en consultant divers sites et en regardant des vidéos. « C’est une bonne partie du contenu que je consulte en ligne. »
« Plus mon intérêt pour les jeux vidéo a augmenté, plus j’ai été porté à aller regarder ce genre de contenu », précise-t-il, avant d’ajouter qu’il consulte majoritairement des vidéos sur son ordinateur, mais aussi, parfois, sur son téléphone intelligent.
« Je regarde surtout des séquences de jeu… mais je peux regarder aussi des critiques, entre autres lors de l’E3, qui vient de se terminer. Je suis les nouvelles sur les consoles, ou, par exemple, j’essaie de me tenir au courant de jeux qui m’intéressent et qui doivent être publiés prochainement. »
Le secteur des jeux vidéo semble ainsi laisser un espace pour non seulement jouer, mais également créer du contenu autour de ces jeux, qu’il s’agisse des très populaires compétitions d’e-sports, l’équivalent vidéoludique des joutes sportives, ou de sketchs humoristiques concernant des navets dépoussiérés. Alors que le phénomène du jeu gagne toujours plus d’adeptes, il y a certainement de l’argent à y faire avec une manette, une caméra et un peu de talent d’acteur. Il ne s’agit que de trouver son public.