Tangerine Dream, les pionniers allemands de la musique électronique et du rock progressif se produisaient hier à la salle Wilfrid Pelletier dans le cadre d’un évènement spécial au Festival International de Jazz de Montréal. Un évènement quasi-historique si l’on sait que leur dernier passage à Montréal remonte à il y a plus de 20 ans. Deuxième et dernier volet de notre dossier sur ce groupe mythique de l’histoire de la musique électronique.
Ils étaient enfin là, fraichement débarqués de Berlin. Le mythique Edgar Froese aussi, caché derrière une console de synthétiseurs et un écran HD montrant en temps réel les innombrables boutons de réglages des nappes de synthétiseurs savamment régulés par un ordinateur portable. Seule la démarche frêle et les longs cheveux blancs trahissaient toutes ces années passées depuis que la formation avait foulé les planches de la Salle Wilfrid-Pelletier. Brillamment accompagné de cinq musiciens virtuoses, Edgar Froese agissait comme un chef d’orchestre, ne quittant jamais sa console et faisant signe de la main pour contrôler d’une salve autoritaire la moindre variation mélodique produite par ses cinq acolytes.
Mis à part la présence soutenue d’écrans HD et d’ordinateurs – tous les sons produits étaient numériques, sans synthétiseurs analogiques qui pourtant ont forgé la quasi-totalité du répertoire du groupe – nous aurions tout aussi bien pu être de retour en 1977, là où dans la même salle à la géométrie toute moderne, Tangerine Dream se produisait pour l’avant-dernière fois à Montréal.
Voir Tangerine Dream en concert c’est aussi brutalement réaliser à quel point les références au jazz sont nombreuses dans le travail de ces musiciens. La teneur des pièces demeure grandement influencée par l’improvisation au saxophone alors qu’une guitare électrique puissante nous confirma qu’Edgar Froese est bel et bien un grand fan de Jimmy Hendrix. La présence du groupe au Festival de jazz semblait donc tout à fait appropriée pour se produire dans une salle majoritairement composée de curieux, maniaques de jazz sans doute, qui voulaient découvrir une nouvelle dimension à leur musique favorite.
Quand le staccato caractéristique du séquenceur sur Two Bunch Palms s’enchaîna en fondu avec Oriental Haze, il fut impossible de réprimer une larme de joie. Tangerine Dream reprenait vie au même point où ils avaient laissé Montréal il y a 20 ans. Rien n’avait changé par rapport à ces DVD d’une époque déjà datée sur lequel j’imaginais, résigné, un moment que je ne croyais jamais pouvoir vivre. Linda Spa, de son charme blond tout autrichien livra son désormais célèbre solo de saxophone avec virtuosité et sensualité alors qu’Edgar, bien posé, semblait tout de même prendre un plaisir fou à répondre de son Clavia Nord Lead aux grands déhanchements sensuels de sa musicienne. Et ce n’était rien car tout de suite après Love On a Real Train, la musique tirée du film Risky Business, démarrait dans une solide version dont la séquence lancinante était menée d’une main de maître par le claviériste Thorsten Quaeschning.
Belle surprise avec The Cliffs Of Sydney de l’album Le Parc, fleuron des années ’80, dernier album avec la collaboration de Johannes Schmoelling. Rarement joué en concert, la pièce aura fait l’objet d’une mémorable introduction au piano.
Toutes les époques de la prolifique formation semblent avoir été couvertes. Sans interruption, chaque pièce s’enchainaient les unes au autres sous le regard d’un écran géant disposé en arrière scène. La deuxième partie du concert laissa sans voix puisqu’elle reprenait pour la plupart des pièces des joyaux issus de la période des années ’70, la période la plus originale et prolifique de la formation. Les yeux béats d’admiration, je fixais la bouche pantoise celui qui a forgé l’histoire de la musique électronique. Je m’abreuvais de chaque fréquence de la basse lourde et grave que l’impeccable installation de la salle Wilfrid Pelletier m’apportait.
Là, à quelques mètres à peine, il était possible de sentir le son qui si souvent avait fait vibré l’aiguille de la table tournante sur laquelle les disques Force Majeure, Rubycon et Stratosfear avaient joués. En entendant le vieil enregistrement live du concert historique retransmis par Radio-Varsovie sur l’album Poland composé spécifiquement pour ce concert dans le bloc soviétique de l’époque, j’espérais un peu pouvoir, moi aussi, revivre ce moment restitué par seul le son vieilli du vinyle. Englobé de fréquences, de lumières et de rêves, c’est avec exaltation et admiration que j’ai pu savourer chaque note de Warsaw In The Sun. Car désormais, moi aussi, j’en faisais partie. Les yeux fermés, j’assistais à la désintégration prochaine du bloc soviétique assis dans les gradins du Torwar Hall de Varsovie en 1983.
Ces années 1980 furent tout aussi abondamment couvertes, particulièrement souvenue par la virtuosité du guitariste Bernhard Beibl dans la pièce Logos. Ce fut aussi le cas pour les compositions plus récents telles que One Night In Space où les solos de guitare sur fond de percussion électronique auraient pu remplacer Joe Satriani.
Après un rappel impératif d’une foule désormais totalement conquise, Edgar Froese revint d’un pas chancelant pour interpréter une rare performance de Rubycon, un album fétiche des fans datant de 1975. L’avant du parterre ne sut réprimer son délire lorsque la progression désormais classique et extrêmement influente de l’album Stratosfear (1976) termina le concert. Assez incroyable de constater que le solo de guitare musclé composé dans un obscur studio de Berlin-Ouest avec une optique surréaliste à la Dali n’a pris absolument aucune ride depuis toutes ces années. Ce son est encore bien actuel et n’a rien à envier aux modernes. Hier soir, ce vent de fraîcheur était l’évidence même.
Avec regret, aucun extrait du magnifique album Force Majeure n’a été joué hier soir. C’est plutôt sur un solo de Thérémin que s’acheva le concert. Edgar remercia l’audience pour son accueil en y glissant quelques bribes de Français. Vingt ans plus tard, c’est avec l’impression d’avoir vécu un concert historique que les fans quittèrent la Salle Wilfrid Pelletier hier. Car après plus de 40 ans de service, Tangerine Dream pourrait bien disparaître avec son créateur. Avec vingt ans entre chaque passage dans la métropole, c’était ici sans doute pour la dernière fois. Quelle chance. Quel évènement extrêmement rare! Douce rêverie dans les songes d’un transistor. Auf wiedersehen Tangerine Dream!
La tournée nord-américaine de Tangerine Dream se poursuit mardi à Ottawa et aux États-Unis jusqu’à la mi-juillet.