La bande dessinée Le pouvoir et l’ivresse de Simon Labelle dépoussière de belle façon Les Bacchantes d’Euripide, en transposant ce conte antique non seulement à notre époque actuelle, mais au Québec.
Située sur la route des vins dans les Cantons-de-l’Est, la petite municipalité de Thèbes n’est plus la même depuis que la Villa des Mystères, un vignoble qui abrite également une communauté religieuse vouant un culte à Dionysos, s’y est installé. Le maire de l’endroit, un homme arrogant nommé Vincent Penthée, cherchait déjà un prétexte pour chasser le groupe, qu’il considère comme une secte, mais lorsque sa propre épouse se met à fréquenter les adeptes du Dieu de l’ivresse et de la folie et s’implique dans leurs rites païens, le premier magistrat de la ville en fera une affaire personnelle et abusera des ressources du conseil municipal, dans l’espoir d’évincer définitivement ces indésirables de « sa » région.
Simon Labelle ne se contente pas d’adapter Les Bacchantes d’Euripide en bande dessinée avec Le pouvoir et l’ivresse, il transpose ce conte, datant de 405 avant notre ère, à notre époque actuelle, dans les Cantons-de-l’Est de surcroit. Il est assez particulier de voir des voitures de la Sûreté du Québec escorter les Ménades et de lire des répliques typiquement québécoises comme « Ça me fait chier! » dans une tragédie grecque où les protagonistes possèdent des noms tels que Coryphée, Échion ou Autonoé, mais c’est justement ce qui fait le charme de cet album, et ce décalage entre antiquité et modernité apporte une toute nouvelle pertinence au classique.
Puisqu’il traite de la futilité des hommes qui cherchent à dominer la nature, celle qui les entoure comme la leur, le conte d’Euripide est tout à fait à sa place dans un milieu agricole des Cantons-de-l’Est, et en y transposant l’action, Simon Labelle peut aussi aborder la façon dont les « étranges » et les personnes différentes ne sont pas toujours bienvenues dans les régions rurales aux valeurs plus traditionnelles, et jouer sur la fine ligne distinguant une commune à la spiritualité débridée d’une secte. Avec ses rites mystérieux et sa sombre histoire de vengeance divine, Le pouvoir et l’ivresse prend les allures d’un polar mythologique et sa conclusion, d’une brutalité déconcertante, montre que les artistes de l’antiquité étaient beaucoup moins frileux que ceux d’aujourd’hui.
Simon Labelle utilise deux styles visuels distincts dans Le pouvoir et l’ivresse. La plupart du temps, il capture d’un trait clair et aéré les paysages bucoliques des Cantons-de-l’Est, tout en maniant habilement les zones d’ombres afin donner du relief à ses illustrations en noir et blanc. Pour les scènes plus oniriques, comme les rites dionysiaques prenant place dans la forêt, ses crayonnages se font beaucoup plus fougueux et denses, afin de transmettre la « frénésie chaotique du monde sauvage ». Avec ses femmes nues courant dans les bois ou se laissant aller à des étreintes amoureuses avec l’orage, l’album comporte également une belle dose de sensualité, et de magie.
Les philosophes et les artistes grecs ont-ils saisi des vérités universelles, ou est-ce que la société, malgré toutes les avancées technologiques, n’a pas vraiment évoluée depuis l’antiquité? Toujours est-il qu’en modernisant à peine ce conte, écrit il y a près de 2500 ans, Simon Labelle prouve qu’il est toujours aussi pertinent.
Le pouvoir et l’ivresse, de Simon Labelle. Publié aux Éditions Glénat, 200 pages.
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