Si certaines bandes dessinées sont sages comme des images, ce n’est certainement pas le cas de Bloody Mary, un roman graphique décapant sorti tout droit de la France des années 1980.
De ce côté-ci de l’Atlantique, peu de gens ont entendu parler de Bloody Mary, une bande dessinée culte adaptée du roman de Jean Vautrin et illustrée par Jean Teulé, un artiste ayant fait sa marque dans les pages de L’Écho des savanes. Pourtant, dès sa parution initiale chez Glénat au début des années 1980, le livre fût récompensé au Festival d’Angoulême par un prix (qui porte d’ailleurs son nom aujourd’hui). Il est maintenant possible de découvrir cet ouvrage à l’esprit résolument punk, grâce à une toute nouvelle réédition, gracieuseté des éditions FLBLB.
Se décrivant comme « une plongée dans le cerveau reptilien des années 1980 », Bloody Mary s’articule autour de deux tours à appartements, et met en scène toute une galerie de locataires déjantés, parmi lesquels Sam Schneider, un policier dont les initiales cachent mal ses affinités fascistes; son épouse, France, qui passe ses journées nue à ressasser le viol et l’assassinat de sa sœur Mary; un laveur de carreaux africain nommé Locomotive Baba N’Doula, et un nihiliste semant la pagaille dans le quartier (et l’ordre établi) à grands coups de grenades.
Bien que sa trame narrative soit un peu décousue, Jean Vautrin utilise le prétexte d’une simple enquête policière pour livrer une charge à fond de train contre les flics, le colonialisme français, le racisme, ou la société en général. Le langage dans Bloody Mary est plus soutenu que dans la moyenne des bandes dessinées, et en plus des nombreuses phrases choc parsemant le récit (« Il y a plusieurs manières d’être con. Le sergent Reig Maxence l’était de formation »), l’auteur s’amuse aussi beaucoup avec les mots, évoquant des « achélèmes » ou des « horreurs trouduculières ».
Visuellement, Bloody Mary évoque la facture (et l’esprit) des fanzines indépendants des années 1980. L’artiste Jean Teulé a travaillé à partir de photocopies à haut contraste de clichés photographiques sur lesquelles il a dessiné, et si cette technique donne parfois des airs de roman-photo à sa bande dessinée, il contrebalance cette impression avec des compositions graphiques magnifiques, où l’action, comme le sang, sort des cases pour éclabousser la page, et sa « dégénération » contrôlée de l’image appuie à merveille l’atmosphère urbaine et décalée du récit.
Trente-cinq ans après sa sortie, Bloody Mary n’a rien perdu de son intensité, de sa beauté graphique, ou de sa pertinence, et grâce à cette très belle réédition, une toute nouvelle génération de lecteurs pourra découvrir à son tour cet ovni du neuvième art.
Bloody Mary, de Jean Vautrin et Jean Teulé. Publié aux éditions FLBLB; 128 pages.
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