Dans le coin gauche, un studio de développement de jeux vidéo peu scrupuleux qui inondait le marché avec des produits médiocres. Dans le coin droit, un critique controversé aux opinions particulièrement tranchées qui font rarement l’unanimité. L’enjeu? Quinze millions de billets verts, mais surtout un aspect du métier de journaliste critique.
Le journaliste en question, c’est James Stanton, mieux connu sous le nom de Jim Sterling. Bête noire des développeurs, son statut de YouTubeur, critique et participant aux émissions en baladodiffusion de sa série Jimquisition financé via des dons versés sur la plateforme de sociofinancement Patreon lui permettant de se passer des copies de presse et du soutien financier d’un grand média, Sterling, Britannique bien en chair installé aux États-Unis, a toute la latitude voulue pour encenser les bons coups de l’industrie des jeux vidéo, mais surtout pour casser du sucre sur le dos des inaptes, des coquins et des entreprises aux yeux plus gros que le ventre.
Et donc, lorsque le studio Digital Homicide se met à produire des titres médiocres sur la boutique en ligne Steam, des jeux comportant bien souvent des contenus venant d’autres produits ou d’ensemble clés en main vendus à des fins de développement, Sterling se fâche et traîne la compagnie dans la boue.
L’an dernier, piqué au vif par les agissements du journaliste, le patron de Digital Homicide, James Romine, entame une poursuite de 15 millions $ US pour agression et diffamation. Au dire de M. Romine, les commentaires de Sterling à son égard ont non seulement provoqué des dégâts émotionnels importants, mais ont aussi nui irrémédiablement à son entreprise.
Pendant près d’un an, Sterling a tenté de se tenir loin de l’affaire, laissant le soin à son avocat de s’occuper des détails. Bien sûr, la poursuite a fait grand bruit, non seulement parce que le « personnage » Sterling est adulé autant qu’il est haï sur le web – et Jim Sterling n’éprouve aucune honte à alimenter cette dichotomie, qui lui procure des clics et des dons éventuels -, mais aussi parce qu’aux yeux du journaliste, ce passage devant les tribunaux représente « une attaque contre ma liberté d’accomplir un travail jouissant de protections juridiques ».
Dans un billet publié plus tôt cette semaine sur son blogue, Sterling poursuit en disant « croire personnellement qu’il s’agissait d’une attaque lancée par un homme incapable de gérer les critiques de façon raisonnable, et qui a tenté de me blâmer continuellement pour ses échecs ». Le fait que Digital Homicide et M. Romine aient également laissé planer la menace de poursuite contre d’autres joueurs ayant franchement peu apprécié leurs achats de jeux produits par le studio vient d’ailleurs renforcer cette théorie.
Outre la mésaventure personnelle de M. Sterling – la cause a finalement été rejetée, au grand plaisir du journaliste -, ce type d’événement, où un studio de jeux vidéo refuse d’accepter que ses produits puisse ne pas plaire à tout le monde, et qui décide, pire encore, de poursuivre ses détracteurs, est symptomatique d’une transformation de l’industrie, et d’un durcissement des conditions de travail des journalistes spécialisés.
Alors qu’il n’y a jamais eu autant de vloggeurs, YouTubeurs et autres journalistes donnant leur avis sur les jeux vidéo, les studios ont à la disposition un bassin quasi-infini de ces proto-vedettes du web prêtes à toutes les bassesses pour obtenir des clics et un traitement préférentiel. Et donc, plus besoin de faire plaisir aux journalistes traditionnels: les copies de presse sont désormais envoyées la veille de la sortie du jeu, plutôt qu’une ou deux semaines avant, comme à l’habitude. Des studios ont même carrément cessé d’envoyer des codes promotionnels, sélectionnant plutôt une poignée « d’influenceurs » qui offriront une couverture positive sous le couvert de vidéos commanditées. Bethesda a tenté – et réussi – le coup avec Doom, l’une des meilleures surprises de 2016, mais a frappé un mur en reproduisant la stratégie pour Dishonored 2.
On n’en est pas encore aux poursuites généralisées contre les journalistes et quidams offrant des commentaires, mais l’exemple de Digital Homicide le prouve: la tendance est inquiétante pour l’industrie.